L'épicéa contre la truite.

A. Soulillou.

Novembre 1952.

Il  existe en France, au château de Bois-Corbon, près de Saint-Leu-la-Forêt, dans la forêt de Montmorency, une école de gardes-pêche.

fôret de montmorency CC Pierre Metivier

Le garde-pêche a pour mission de défendre le vivier national que constituent rivières et fleuves, lacs et étangs. Il le défend contre les braconniers. Il doit veiller aussi au maintien et au développement du cheptel ichtyologique. Il devient alors conseil en pisciculture. Les temps modernes, avec leurs industries chimiques, ont accru considérablement les ennemis du poisson que sont les éléments de pollution des eaux.

Cette lutte contre les usines empoisonneuses est un des plus grands soucis du garde-pêche.

Mais faudra-t-il que dans cette lutte contre l’empoisonnement des rivières le garde-pêche, qui est un fonctionnaire des Eaux et Forêts, entre en guerre contre cet autre fonctionnaire des Eaux et Forêts qu’est le garde forestier, dénommé maintenant agent technique, tout comme l’ancien inspecteur est devenu ingénieur forestier ? L’industrialisation gagne tous les milieux. Il est vrai que, grande productrice de matière première pour les industries du bois, des plastiques, du papier, des textiles artificiels, la forêt ne saurait échapper aux mœurs de l’industrialisation.

Le garde forestier surveille l’exploitation de la forêt. Il veille à sa perpétuation. Il est conseiller en sylviculture. Le reboisement est sa mission, en même temps que la plus grande rentabilité des coupes, mais sans que l’avenir de la forêt en soit compromis.

Aussi, l’influence des techniciens des Eaux et Forêts n’est-elle pas étrangère à la multiplication des peuplements nouveaux en résineux, qui sont d’un rendement rapide et qui répondent à de grands besoins des industries françaises du bois et de la papeterie. Parmi les arbres dont le nombre a considérablement augmenté, se place bon premier l’épicéa. Il est des plus avantageux.

Toutefois, certains pêcheurs n’ont pas été sans constater une sensible diminution de poissons, et surtout de truites, dans les régions montagneuses boisées.

Ils assistaient, incompréhensifs, à un phénomène qui s’apparentait à un empoisonnement des ruisseaux. Était-ce l’effet d’un braconnage intensifié ?

Le coupable n’était pas le braconnier. C’était bel et bien le forestier. C’était le reboiseur. Ou plutôt c’était l’épicéa.

Déjà, en 1937, dans les Ardennes, on eut l’intuition de la nocivité des plantations d’épicéas. Depuis vingt ans, les régions les plus accidentées des Ardennes ont été le théâtre d’un reboisement intensif en résineux de ce type.

Plus les Ardennes se sont repeuplées en épicéas, plus les ruisseaux ardennais se sont dépeuplés de truites et autres poissons. Devant cette hécatombe, l’Administration belge des Eaux et Forêts a chargé la section d’hydrobiologie de la Station de recherches de Grœnendael de reprendre l’enquête sur les agissements criminels de l’épicéa.

L’enquête de son directeur, M. Marcel Huet, conclut à la nocivité des susdits résineux.

Comment agissent-ils pour tuer les poissons ?

Les bois d’épicéas présentent un couvert tellement dense qu’ils empêchent bientôt toute lumière de parvenir aux cours d’eaux. Privée de lumière, la végétation de ces ruisseaux disparaît, qu’elle soit de type submergé ou de type immergé, qu’elle soit qualifiée palustre ou rivulaire. Cette végétation aquatique disparaissant, disparaît du même coup la faune aquatique qu’elle abritait et qui s’y nourrissait. Cette faune étant la nourriture des poissons, ceux-ci, à leur tour, disparaissent. Et l’atteinte à la vie de la truite est double puisque, outre la disparition de sa nourriture, disparaissent aussi ses abris naturels. La truite est connue pour rechercher les creux des berges très herbeuses et les souches d’aulne. L’ombre épaisse due au couvert des épicéas tue les aulnes et les herbes. Les berges, qui ne sont plus retenues par les racines, s’écroulent, bouchant les derniers creux. De très gros ruisseaux poissonneux ont ainsi perdu toute valeur piscicole.

La privation de lumière n’a pas été la seule arme des épicéas. Les enquêteurs ont également conclu à une pollution des eaux des ruisseaux à truites par ces arbres. L’épicéa empoisonne bel et bien les ruisseaux. On ne sait pas encore exactement avec quel poison, et comment il communique ce poison au sol. Bien qu’on ne les ait pas encore isolées de l’humus forestier, on est certain maintenant qu’il contient des substances toxiques dues aux épicéas. La nocivité des aiguilles de thuya occidental est prouvée depuis 1930. L’action mortelle de l’épicéa est considérée comme similaire par les spécialistes de la station belge d’hydrobiologie. Les ruisseaux provenant de sources souterraines profondes venant de loin sont dépourvus de tout effet d’empoisonnement et de suppression de la végétation et de la faune aquatique. Mais les sources superficielles groupant des eaux s’étant écoulées sur le sol ou à travers l’humus de peuplements d’épicéas donnent des ruisseaux dépourvus de flore et de faune.

À noter, de plus, que les détritus des arbres feuillus sont riches en organismes nutritifs de tout genre pour la menue faune aquatique nourricière des poissons, tandis que les seuls détritus des épicéas que sont leurs aiguilles en sont à peu près dépourvus.

La double action criminelle des épicéas est d’autant plus sensible aux fervents de la pêche et aux gastronomes qu’elle agit surtout sur des ruisseaux qui sont les lieux de prédilection de l’alevinage naturel de la truite.

De la disparition des aires de croissance des jeunes truites découle la disparition des grosses truites dans les grosses rivières.

Un cas typique est à citer ; la Basseille, ruisseau resté bien éclairé grâce au fart que les arbres feuillus abritant ses rives ont été respectés, bien que tout autour d’eux se soient multipliés les épicéas. Mais les eaux d’écoulement ont apporté le poison de l’humus d’épicéa. La rivière est devenue acide. Sa « capacité biogénique » est descendue entre un et zéro. Les truites, qui, jadis, y abondaient, ont effectivement disparu complètement depuis la plantation des épicéas.

Comme remède, les enquêteurs belges préconisent que soit laissée de chaque côté des ruisseaux une bande, ou dégagée de toute ombre ou plantée d’arbres feuillus qui n’opposent pas un écran opaque à la lumière, qui assurent aux hôtes des eaux des détritus nutritifs et qui n’empoisonnent pas l’humus. Même la replantation de frênes et d’aulnes est préconisée pour rendre aux jeunes truites leurs abris préférés.

Ainsi voit-on le repeuplement sylvicole provoquer le dépeuplement piscicole. Cas cornélien puisqu’il est préconisé par les agents des Eaux et Forêts et qu’en même temps ils ont à sauvegarder le trésor piscicole de leur pays.

Verra-t-on le garde-pêche verbaliser contre l’agent technique des Eaux et Forêts (ex-garde forestier) pour pollution des eaux par empoisonnement, tout comme contre le directeur d’une usine dont les déjections chimiques sont toxiques pour les poissons ? Verra-t-on le grand maître des Eaux et Forêts se dresser procès-verbal à lui-même ?

Droit image: Fôret de Montmorency © CC Pierre Metivier – 2013

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