Amont ou Aval ???

Marcel Lapourré,

Janvier 1950

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Les apprentis du lancer (lourd ou léger) vont s’écrier : « Quelle importance cela peut-il bien avoir de pêcher en remontant ou en descendant le courant ? On choisit la façon la plus commode, tout simplement. »

Eh bien ! non, car la façon la plus commode d’accomplir une action, n’est pas toujours la plus efficace.

Réfléchissez, lecteurs, et vous conviendrez que, même en dehors de la pêche, mon affirmation s’avère exacte dans bien des cas.

Donc, nous allons essayer de démontrer comment et dans quel cas la progression du leurre vers l’amont ou vers l’aval est à pratiquer.

Nous poserons comme règle générale que, dans un cours d’eau ordinaire, je veux dire ni trop lent, ni trop rapide, avec un fond moyen au-dessus de 40 centimètres, il n’est pas d’hésitation possible ; on doit lancer en amont et récupérer vers l’aval.

Il faudra que le pêcheur ait déjà quelque expérience du lancer et de la manœuvre de son moulinet ; le leurre doit, en effet, progresser à une vitesse supérieure à celle du courant si on veut qu’il ne soit plaqué irrémédiablement sur le fond.

Cette précaution est surtout à observer avec les leurres de forte densité, métalliques surtout ; elle est moins importante avec un poisson mort qui évoluerait en zigzags avant de plonger.

Tout leurre ainsi ramené a tendance à piquer au fond, surtout si le profil de la plombée l’y contraint. Il faudra donc veiller à ce profil et lui donner en tête un léger plan de redressement et non l’inverse.

Quel avantage y a-t-il à pêcher up-stream, comme disent les Anglais ?

Nul n’ignore que les habitants de la rivière, quels qu’ils soient, font toujours face au courant, tant pour lui résister que pour happer au passage les particules nourrissantes qu’il transporte.

Ils n’ont qu’un court instant pour examiner ce qui descend et pas d’autre moyen de contrôle que leur bouche ; aussi est-ce prestement qu’ils cueillent au passage les menues friandises (ou supposées telles), quitte à les rejeter si elles ne sont pas gustatives.

Les carnassiers, eux, ne se trompent pas, et, comme ce sont surtout ceux que nous recherchons, tout va très bien …

Le poisson mort, la cuiller, le devon descendent au courant à proximité d’un vorace ; celui-ci se soulève à sa rencontre et, d’un rapide coup de gueule de côté, le stoppe net. Le choc du ferrage arrive en sens inverse de l’attaque ; l’accrochage est certain et profondément solide.

Les ultimes cabrioles de la capture n’effaroucheront pas les poissons de l’amont et, à un mètre plus haut, le drame ne s’est pas fait sentir. Vous pouvez recommencer.

Voilà donc deux avantages bien marqués de la pêche en amont.

Voyons donc les inconvénients de la pêche en aval.

Oh ! je sais bien que c’est plus commode pour récupérer ; on peut se permettre un moment de répit dans le maniement de la manivelle ; le leurre, sollicité par le courant, tournera tout de même ; on pourra faire du « sur place » si on y tient, ou si c’est nécessaire pour insister en un bon endroit, mais, par contre, le carnassier peu affamé ou méfiant a suivi l’appât sans l’attaquer. Il veut l’examiner et, ma foi, fort souvent, il crochète et s’enfuit, ayant vu le piège et réfléchi : il a eu le temps, ce qui n’était pas possible précédemment.

Combien de fois avons-nous vu de belles truites tourbillonner autour de la petite cuiller sans se décider à sauter dessus ? Les grosses pièces connaissent leur affaire et sont plus circonspectes que les « sardines ».

Mettons donc toutes les chances de notre côté.

En tout cas, en ce qui concerne la truite, je recommande vivement à mes jeunes confrères de pêcher en amont.

Ils auront 50 p. 100 de chances en plus en leur faveur.

Cependant il est des cas où il serait impossible de pêcher ainsi : en eau mince, en eau rapide, en eau très encombrée. Je m’explique :

Par eau mince, j’entends : de faible profondeur ou frôlant une chevelure d’herbes aquatiques, vrais nids à poissons, il nous faudrait récupérer trop vite pour utiliser le peu d’épaisseur de l’eau, et notre travail serait inefficace.

Il en est de même en eau très rapide, où la progression devrait être très accélérée afin d’éviter le plaquage au fond.

Dans les eaux très encombrées, nous ne pourrions diriger avec précision notre leurre au milieu du fouillis, chose relativement aisée dans le sens contraire.

Le « sur place » dont je parlais tout à l’heure nous permettra des changements de direction efficaces et surtout indispensables, par le simple mouvement de la canne. J’ajoute qu’il faut avoir déjà une certaine habitude pour être ainsi maître du contrôle de l’appât, mais, pour un pêcheur aimant son sport et s’appliquant à s’y parfaire, c’est un jeu agréable et passionnant.

Varions donc nos procédés de pêche selon le cours d’eau que nous explorons et même varions nos leurres.

Le poisson mort aura toujours une supériorité sur tout autre appât dans la pêche en amont ; il ne sera pas arraché de la monture par le courant, comme dans l’autre cas ; sa faible densité et sa forme lui permettront d’être tentant sans une trop vive récupération.

Vous remarquerez donc que je ne suis pas absolument féru de l’un ou l’autre de ces deux procédés. C’est une affaire d’observation et d’opportunité : il faut savoir choisir et opérer à bon escient.

C’est à pied d’oeuvre qu’on peut et doit se rendre compte ; mes causeries n’ont pour but que d’aiguiller les débutants vers une solution convenable et leur éviter les ennuis d’une initiation faite à leurs dépens et bien souvent décourageante.

Description d'un simple pêcheur

Jean Gyska, le pêcheur est mon ami.

Janvier 1952

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Le pêcheur est mon ami. Je le dis tout net en commençant, afin que ceux qui le dénigrent soient assurés de ma réprobation.

Un quidam écrivit qu’une « ligne » est un instrument de pêche ayant une « bête » à chaque extrémité, la plus grosse de ces bêtes n’étant pas dans l’eau. Ces propos témoignent d’un esprit facile, et leur auteur ne pouvait mieux souligner son ignorance totale de la science halieutique.

Un pêcheur ne saurait être une bête et j’entends le démontrer, laissant à chacun toute latitude pour qualifier le pêchaillon.

L’on naît pêcheur, comme l’on naît poète ou chasseur, et, dès son enfance, le pêcheur s’est essayé à prendre épinoches ou vairons à l’aide de lignes rudimentaires. Par la suite, le disciple de saint Pierre s’est instruit. Il a lu une multitude de livres traitant de la pêche, indiquant les moyens adéquats à la capture de tous poissons, la composition d’amorces infaillibles et les secrets du braconnier d’eau. Puis, ayant constaté la vanité de cette science livresque, il s’est astreint à apprendre à pêcher en faisant appel à son intelligence et à ses dons d’observation.

Il a constaté que, lorsqu’il esche son hameçon d’un asticot, il n’est pas nécessaire, mais contre-indiqué, d’enfouir entièrement l’hameçon dans le corps de l’asticot, car une telle pratique rend l’esche trop inerte. Or, pour être pêchante, une esche, quelle qu’elle soit, doit s’agiter dans l’eau ! C’est là règle formelle et l’on ne doit jamais continuer de pêcher avec une esche déchiquetée par un poisson.

Le pêcheur sait beaucoup. Par exemple, lorsqu’il voudra pêcher de gros gardons, il réglera son flotteur afin que son hameçon descende au fond de l’eau. S’il utilise un hameçon n°12, il y accrochera deux ou trois asticots. Il les choisira de par leurs tailles, empalant d’abord le plus gros pour ne fixer, uniquement sur l’ardillon, qu’un petit asticot qui gigotera frénétiquement.

De par le comportement de son flotteur, le pêcheur vous dira si son esche est attaquée par une belle pièce ou le menu fretin, et il saura qu’une brème engame son esche lorsqu’il verra le flotteur de sa ligne se placer horizontalement sur l’eau.

Après une « touche » sans résultat pratique, le pêcheur connaîtra, en examinant l’asticot, si l’attaquant fut gardon ou ablette. Dans le premier cas, l’esche aura été écrasée. Dans le second, elle apparaîtra vidée, la peau de l’asticot restant seule accrochée à l’hameçon.

Le pêcheur commencera par prendre de la friture. Puis, devenu expert dans la capture du petit poisson, il se dégoûtera d’apporter chez lui des centaines d’ablettes et de gardonneaux que sa femme refusera systématiquement de nettoyer et de faire frire.

Il s’attaquera alors aux gros poissons sur lignes fortes capables de les maintenir sans rompre. Par la suite, il pêchera les grosses pièces sur lignes fines et sera fier d’amener à l’épuisette un lourd barbillon avec un fil incapable d’en soutenir le poids hors de l’eau.

Lorsque le pêcheur aura capturé le brochet au posé et à la cuiller, lorsqu’il saura pêcher la truite au ver et à la mouche, et pratiquer avec maîtrise lancer léger et lancer lourd, il sera devenu « fin pêcheur ».

Il pourra alors sortir de l’eau, à votre demande, soit un vairon, soit un goujon, soit un très gros goujon, et ce avec huit chances sur dix de vous donner satisfaction. Cela n’est possible que dans certains cas particuliers et implique, de la part du pêcheur, une connaissance parfaite des eaux dans lesquelles il pêche ! leur profondeur en chaque endroit, ainsi que la composition de leur faune aquatique.

Cette affirmation n’est point galéjade. Imaginez, en effet, un petit cours d’eau vif en vairons et en goujons. Une petite cascadelle le coupe en un point, le faisant chuter d’à peine un demi-mètre, après quoi il court sur un lit de gravier pour parvenir, à quelque distance de là, à une fosse d’environ deux mètres de profondeur, qu’il emplit et traverse.

Si vous demandez à mon pêcheur qu’il prenne un vairon, il eschera son hameçon d’un asticot et péchera dans la petite chute d’eau. Si vous désirez un petit goujon, il péchera un peu en aval après avoir esché d’un petit ver rouge ou de vers de vase. Si vous attendez de lui la capture d’un gros goujon, ayant esché d’un ver rouge, il ira pêcher, à fond, dans la fosse et en tirera un touret d’environ 45 grammes. Ce site que je viens de décrire n’est pas un mythe. Il existe à Gif, tout près du ponceau de pierre jouxtant la propriété de Mme Juliette Adam.

Le pêcheur doit savoir et raisonner.

Il changera d’esche et pêchera plus ou moins à fond selon le genre de poisson qu’il désire prendre. Il tiendra compte de la direction du vent, de la position du soleil et de la saison.

Si, vous promenant au bord de l’eau, vous rencontrez un pêcheur, ne lui demandez pas : « Ça mord ? » ; vous ne feriez que l’énerver. Mais si vous lui disiez : « En avez-vous beaucoup pris ? », vous vous déconsidéreriez à ses yeux et passeriez pour un Béotien. Car sachez que le pêcheur ne prend pas de poissons, il les « fait ».

Le pêcheur fait du poisson !

Veux-je dire qu’il prétend les fabriquer, les produire ? Nenni. Le pêcheur n’est pas si sottement prétentieux. Mais, lorsqu’il déclare qu’il fait du poisson, il entend qu’il a su déjouer ruses et défenses de ses captures. Lorsqu’un malfaiteur est, après une difficile poursuite, arrêté par des policiers, il lui arrive de dire : « Je suis fait. » C’est dans ce sens que le pêcheur fait du poisson.

Le pêcheur utilise un système métrique particulier, dont grammes et kilogrammes sont exclus. L’unité de poids est, pour lui, la livre, et celle de longueur, la main. Il n’avouera jamais pêcher des poissons de 20 grammes. Un gardonneau est, à ses yeux : gardon de près d’une livre et large comme la moitié de la main. S’il a capturé un poisson accusant 1.200 grammes sur une balance, il ne vous dira pas : « J’ai fait un chevesne d’un peu plus d’un kilo », mais : « J’ai fait un chevesne de trois livres. » La livre est unité pondérale judicieusement choisie. Elle permet d’augmenter le poids des petits poissons et de doubler celui d’une pièce dépassant le kilo.

Le pêcheur est patient.

Ne croyez pas que cette patience soit mise à l’épreuve lorsque, gaule en main, il regarde son flotteur et attend. Dans un tel moment, le pêcheur observe. Il notera l’arrêt très court de son flotteur, son frémissement, son imperceptible plongée initiale, sa remontée éventuelle et sa plongée définitive.

Le pêcheur ne fait pas alors preuve de patience à proprement parler. Mais il en témoigne, à l’infini, quand, sur un ferrage brutal et vain, son bas de ligne s’emmêle.

Vous n’avez aucune idée de l’enchevêtrement qui peut se produire entre un fin nylon, un hameçon et des plombs. C’est un fouillis de boucles, de nœuds serrés à bloc que le pêcheur doit démêler. Quelle patience il lui faut ! Il doit s’efforcer de faire passer son hameçon par des voies tortueuses dans un labyrinthe de fil. Il y parvient souvent, mais parfois casse tout d’un geste rageur, en jurant pour se détendre.

Le pêcheur est souvent un homme cultivé, un érudit même.

Il sait que la France a connu, dans le passé, la jouissance d’un bien inestimable : la liberté. Il sait que ce qui fut, à l’origine, l’« égalité devant la loi » est devenu l’égalité pour tous dans tous les domaines. Il sait que cette interprétation ridicule d’une formule sage et rationnelle est génératrice d’innombrables abus. Il sait qu’elle permet à un sous-primaire de voter des lois régissant la nation en masquant sa médiocrité d’élu par une éloquence rituelle et venteuse.

Aussi le pêcheur se désintéresse-t-il des élections législatives. Plutôt que voter pour Duroublard ou Tartempion, il préfère aller à la pêche. Ce en quoi il est à blâmer, mais faut-il beaucoup lui en vouloir ?

Vers la tombée du jour, après une journée passée dans le calme, sans presque avoir parlé, le pêcheur plie bagages. Il admire le paysage, et ses images inversées par l’onde sur laquelle le soleil couchant plaque de l’or en fusion. Il se recueille devant la prestigieuse beauté de la nature, jette un dernier regard à l’infini du ciel dans le miroir des eaux, puis, rajeuni, heureux, prend le chemin de son logis.

Mon ami le pêcheur est un sage.